Yara Chakhtoura a été nommée il y a huit mois directrice du secteur “renouvelables” de la filiale française du groupe suédois Vattenfall. Sa spécialité : le développement de l’éolien en mer, un secteur à fort potentiel, mais aussi plein de défis.

Elle a tout juste 36 ans et déjà un CV impressionnant. Jusqu’ici, elle était restée dans l’ombre, volontairement discrète sur sa vie professionnelle. Aucune photo d’elle ne circulait sur la Toile. Puis elle s’est retrouvée sous les projecteurs quand le groupe énergétique suédois Vattenfall, un “EDL qui aurait réussi”, a annoncé dans un communiqué sa nomination en mars 2018 à la tête de sa filiale française Vattenfall Eolien SAS.

Experte en éolien offshore

Sa nomination intervient à un moment-clé pour le groupe suédois, l’un des dix principaux industriels du secteur de l’électricité en Europe.

Depuis octobre, il s’est lancé à la conquête du marché français des particuliers, et non plus seulement les clients professionnels, sa cible principale quand il a démarré en France en 2000 suite à la libéralisation du marché de l’électricité français.

Vattenfall affiche l’objectif, d’ici à 2023, de figurer parmi les cinq principaux fournisseurs de l’Hexagone.

Yara Chakhtoura a, elle, une mission particulière au sein du groupe : développer sa propre production d’électricité renouvelable en France, pour réduire notamment les coûts liés au transport.

Et ce en développant l’éolien en mer, son dada – et le point fort de Vattenfall.

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«Notre groupe produit de l’électricité dans les six pays européens où il est présent, mais pas encore en France.»

Son prochain objectif : remporter un appel d’offres pour l’installation d’un parc d’éoliennes au large de Dunkerque, en coopération avec la Caisse des dépôts et le développeur allemand WPD. Dans le domaine, elle est loin d’être une néophyte : entre 2011 et 2014, elle s’est trouvée à la tête de la direction des ventes France du groupe nucléaire français Areva pour l’éolien offshore.

Et a déjà plusieurs succès à son actif : au cours de son mandat, Areva a remporté plusieurs appels d’offres, sur deux grandes zones maritimes sur la façade et l’Atlantique et la Manche, en partenariat avec Iberdrola, l’“EDL” espagnol, puis avec Engie et EDPR (l’“EDL” portugais), en 2012 et 2014.

Des projets gigantesques à plusieurs centaines de millions d’euros. «C’est un secteur plein de potentiel, mais il est encore peu concurrentiel et pas assez développé en France, contrairement à la majeure partie des pays européens. Il existe encore la perception erronée que la filière est chère et qu’il manque d’espace sur la façade maritime. Le secteur a pourtant déjà créé des dizaines de milliers d’emplois partout en Europe. La France doit rattraper son retard.»

Fibre écologique

Elle en est persuadée, il n’existe pas d’autre alternative que la production d’énergie décarbonisée pour préserver l’avenir de la planète. «Nous sommes la première génération qui est informée des impacts liés au changement climatique et avons une responsabilité vis-à-vis de la prochaine génération.»

Le travail est de longue haleine, alors que les énergies fossiles fournissent encore plus de 85 % de la consommation d’énergie de l’humanité. D’où lui vient sa fibre écolo ? Sa sensibilité s’est déclenchée suite à un master en changement climatique – “une claque” – qu’elle effectue à Oxford, en parallèle de la prestigieuse école d’ingénieurs de Centrale, où elle entre en 2003.

«Quand je suis arrivée à Centrale, personne ne parlait de changement climatique, et quand je suis sortie d’Oxford, j’ai eu le sentiment que tout le monde en parlait. La ratification du protocole de Kyoto cette année-là a permis de sensibiliser les esprits.»

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Elle réalise son mémoire de fin d’études sur le niveau d’adaptation des entreprises composant l’indice du FTSE 100 (les 100 entreprises britanniques les plus fortement capitalisées cotées sur le London Stock Exchange). La jeune diplômée aurait pu ensuite choisir de se tourner vers les ONG ou des institutions internationales – l’Onu ou la Banque mondiale – comme certains de ses camarades de promo.

«En tant que jeune diplômée, je me suis dit que je pourrais plus rapidement apporter ma pierre à l’édifice contre le changement climatique dans le secteur semi-privé, car quand il y a des intérêts économiques derrière, la cause avance plus vite.»

Se faire une place dans un milieu masculin

À la fin de son master, elle rejoint pendant quatre ans le cabinet de consulting LEK, où elle conseille grands groupes et fonds d’investissements dans des opérations de fusions et d’acquisitions, dans les secteurs de l’énergie et de l’environnement.

Elle en profite pour passer une année dans les bureaux du consultant à Sydney, en Australie. Puis rejoint Areva en 2011, à une période où le groupe diversifie ses activités dans les énergies renouvelables à la demande de l’État français, alors actionnaire à plus de 85 %. Mais fin 2014, elle quitte le département énergie renouvelable d’Areva, car la nouvelle aventure du groupe dans ce domaine d’activité tourne court. Le géant du nucléaire français accumule en effet dans le secteur des pertes de plusieurs milliards d’euros.

Qu’à cela ne tienne, Yara Chakhtoura poursuit sa lancée dans le groupe, mais dans un tout autre domaine : elle intègre TechnicAtome, société spécialisée dans la propulsion nucléaire navale pour la Défense nationale française.

«Les enjeux étaient considérables, j’ai beaucoup aimé travailler au service de la France.» 

Bio express

2003-2006 : École d’ingénieurs à Centrale et master en gestion de l’environnement et changement climatique à Oxford.

2006-2010 : consultante chez LEK Consulting.

2010-2014 : département stratégie corporate du groupe Areva, puis direction des ventes en France du groupe pour l’activité éolienne en mer.

2014-2018 : directrice du commerce et des coopérations industrielles à TechnicAtome (ex-Areva TA).

Depuis mars 2018 : directrice générale de Vattenfall Eolien SAS. 

Elle devient la directrice du commerce et des coopérations industrielles.

«À 32 ans, je me suis retrouvée à la tête d’une équipe essentiellement masculine, d’une moyenne d’âge de 50 ans. J’ai respiré un grand coup, et tout s’est finalement bien passé, raconte avec malice la jeune femme. Je redoutais la misogynie et la discrimination dans un milieu très masculin, mais j’ai été très bien accueillie. ll reste que les femmes ont toujours le sentiment qu’elles ont plus à prouver. Pour accéder à un poste de responsabilité, on a l’impression qu’il faut cocher 80 % des cases, alors que les hommes estiment que 40 % suffisent.»

Bénéficiant de la confiance de la PDG de TechnicAtome, elle se retrouve propulsée plus jeune membre du comité de direction de l’entreprise, ses 1 500 salariés et ses 350 millions de chiffre d’affaires.

De son expérience à TechnicAtome, elle a gardé un goût pour la marine française : elle est aussi administratrice de l’École navale, qui forme les futurs marins de la marine nationale.

Des liens forts avec le Liban

Mais ses premiers amours finissent par lui manquer et elle revient avec Vattenfall dans son secteur d’expertise.

Son credo est tout trouvé. «Je préfère sauver le monde avec des éoliennes qu’avec des sous-marins nucléaires.» Avec toujours la volonté de garder un lien avec des entreprises publiques. « La défense de l’intérêt général, sous une forme ou une autre, m’a toujours attirée naturellement. Si je n’avais pas travaillé dans le secteur de l’énergie, j’aurais pu devenir médecin ou me mettre au service de l’État.»

Son intégration chez Vattenfall, groupe centenaire possédé à 100 % par l’État suédois et à «la gestion de bon père de famille dans ses investissements», lui correspond.

Et le Liban, dans tout ça ? «Mes parents ont quitté le pays en 1983 quand j’avais un an et demi, et je n’y suis retournée qu’à l’âge de 13 ans. Ma mère a fait le choix d’une intégration complète en France, mais je garde des liens familiaux forts et je suis attachée à la culture libanaise.» Sur la situation chaotique du secteur de l’énergie au Liban, elle préfère ne pas trop se prononcer, mais note que «le patronat soutient la réforme de l’énergie, un pas positif».

«Le Liban dispose de belles ressources naturelles, notamment un ensoleillement important. La production d’énergie solaire décentralisée et l’éolien terrestre auraient tout intérêt à se développer. Elle ne serait pas plus chère qu’avec le système actuel des navires-centrales au fuel et des générateurs diesel utilisés pendant les coupures d’électricité. »

La trentenaire retourne une fois par an au Liban, où vit son père, Abdo Chakhtoura, ancien rédacteur en chef adjoint de L’Orient-Le Jour. Peut-être l’occasion de repérer les derniers graffitis sur les murs de Beyrouth, elle qui est fan de street art. «À court terme», elle ne prévoit pas de mettre son expertise dans le secteur énergétique au profit du Liban. Mais rien n’est impossible. «On ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve !»