Avec un premier millésime sorti en 1868, le Domaine des Tourelles est la plus ancienne cave commerciale du Liban. 

Dans les années 1860, Eugène  Brun s'installe à Chtaura où il fonde le domaine
Dans les années 1860, Eugène Brun s'installe à Chtaura où il fonde le domaine D.R.

« Vous devriez venir. Il fait si bon sous le tilleul. On pourrait y passer la journée. » L’invitation de Faouzi Issa, directeur et œnologue du Domaine des Tourelles, ne vaut pas que pour la journaliste. Il est aussi une exhortation à l’attention du public à découvrir l’un des plus vieux domaines vinicoles du pays dont le premier millésime date de 1868. « Nous sommes un très vieux domaine, dirigé par l’une des plus jeunes équipes qu’on puisse trouver », s’amuse cet agronome de 35 ans, dont la famille a repris l’affaire en 2000.

L’histoire du Domaine des Tourelles remonte en effet aux années 1860 : un ingénieur français, François Eugène Brun, s’installe dans la Békaa pour superviser la construction de la route Beyrouth-Damas : il prend ses quartiers à Jdita et y fonde l’hostellerie Brun (aujourd’hui l’hôtel Massabki) ainsi que le Domaine des Tourelles. « C’est la première cave commerciale du Liban. Ksara était alors tenue par les pères jésuites et n’avait pas le droit de vendre sa production », explique Émile Issa el-Khoury, responsable marketing du domaine.

Lorsqu’il démarre son activité, le Domaine des Tourelles a une clientèle toute trouvée : l’armée française, dont plusieurs contingents sont casernés dans la région depuis la guerre entre chrétiens et druzes de 1840-1860 dans la région du Mont-Liban. II n’est pas le seul à vouloir répondre aux besoins des militaires : d’autres caves se sont installées dans son sillage comme Nakad à Jdita en 1923 ou Musar à Ghazir (Kesrouan) en 1930. Ensemble, avec Ksara, ces domaines forment la première vague de ce qu’on nommera par la suite la “renaissance” du vignoble libanais lorsque les volumes, qui avaient largement périclité sous la domination musulmane, reprennent une courbe ascensionnelle.

Si ces précurseurs produisent d’abord un vin plutôt “facile à boire”, les choses changent avec l’instauration du mandat (1920-1943), qui voit débarquer à Beyrouth une nouvelle population d’étrangers, de Français en particulier. Pour ces expatriés, il faut des “châteaux” premium ou des vins tendance comme le rosé dont le Domaine des Tourelles commercialisa la première bouteille “Made in Lebanon” en 1963.

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En parallèle, les Tourelles comme la majorité des autres caves distillent de l’arak. Commercialisée sous le nom Arak Brun, cette eau de vie devient vite l’une des marques les plus vendues du marché local. « À son apogée, dans les années 1950-1960, la cave produisait environ un million de bouteilles par an », rapporte Faouzi Issa. 50 % étaient du vin. »

La guerre de 1975 freine le boom de l’industrie vinicole. La Békaa, où la plupart des caves sont installées, est divisée en deux zones d’occupation militaire étrangère, israélienne dans l’extrême sud (jusqu’en 2000), syrienne dans les trois quarts nord (jusqu’en 2005). Le marché s’effondre. Le vin libanais commence par être remplacé sur les tables par du whisky ou de la vodka bon marché, qui arrivent dans les ports depuis l’étranger, souvent en contrebande.

Pour survivre, Pierre Brun, petit-fils du fondateur, privilégie l’arak, plus facile à produire et, surtout, à conserver. « Environ 90 % de ses raisins sont alors distillés », ajoute l’œnologue. Le retour à la paix en 1995 n’est pas suffisant pour faire redémarrer la production. Vieillissant, sans enfant, Pierre Brun n’y arrive plus : la cave est paralysée et les vignes ont été progressivement abandonnées ou louées à d’autres caves.

En 2000, lorsque le petit-fils du fondateur meurt, le domaine est perclus de dettes. En France, ses possibles héritiers n’ont que faire d’un vignoble perdu dans la pampa libanaise. Ils décident de vendre. Plusieurs caves libanaises s’y intéressent, mais ce sont l’avocate Nayla Kanaan Issa el-Khoury et l’ingénieur Élie Faouzi Issa qui raflent la mise. Si les Issa el-Khoury, originaires de Zahlé, sont des parents de feue la femme de Pierre Brun, ce n’est pas ce lien familial qui emporte la vente, mais leur projet entrepreneurial. « Nos concurrents visaient en priorité la marque d’arak dont la réputation dépassait les frontières libanaises. Nous, nous voulions aussi faire redémarrer la production de vin, se souvient-il. Et redonner au domaine sa pleine mesure. » Quant au montant de la transaction, il reste confidentiel.

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Rester fidèle au passé

Le redémarrage s’avère plutôt laborieux : « Jusqu’en 2002, on a surtout géré la succession », précise Faouzi Issa. En attendant, d’autres caves se créent. Pour s’en sortir, Nayla Kanaan et Élie Issa font appel à des œnologues français pour les aider. Mais la remise en état reste encore trop lente. « En 2007, on a produit 20 000 cols de vins. » C’est peu face aux 2,5 millions de bouteilles annuelles dont se targue à l’époque Château Ksara, le n° 1 libanais.

Ce qui insuffle un vent nouveau ? L’arrivée des enfants de Nayla Kanaan Issa el-Khoury et d’Élie Issa qui se fédèrent dans un “comité des jeunes” en 2007-2008. Du côté des Issa, Faouzi, qui a passé son diplôme d’œnologue à Montpellier en France, prend en charge la production, sa sœur Joanne se charge de la communication visuelle quand Christiane, elle, assure le management. Côté Issa el-Khoury, Émile, ancien publicitaire, gère le marketing.


« À partir de 2008, les comptes sont apurés et on investit à nouveau dans l’outil productif », se souvient Faouzi Issa. En tout, ils injectent quelque « six à sept millions de dollars » pour planter de nouvelles vignes, moderniser la cave et améliorer la commercialisation de leurs produits.

Les résultats sont là : en 2018, la cave a produit 350 000 litres d’arak (dont 20 % partent à l’exportation) et 425 000 bouteilles de vins (dont 60 % sont vendues sur les marchés étrangers). Soit pas loin de 800 000 cols en tout. « On a connu une année record l’an passé avec une croissance de 18 % de nos ventes. »

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Pour Émile Issa el-Khoury, ce succès s’explique en partie par les liens étroits entre les deux familles. « Je crois qu’on parle davantage ensemble qu’on ne discute avec nos épouses ou nos enfants. », s’amuse Émile. Pour autant, la remontée du domaine s’explique aussi par le choix de l’équipe de ne pas courir derrière les géants de la production libanaise. « Le monde du vin, c’est un perpétuel apprentissage. Rien n’est jamais acquis, souligne encore Faouzi Issa, mais on a retrouvé notre place en réaffirmant l’identité de notre domaine : un vin artisanal, dans le meilleur sens possible du terme, où les meilleures parcelles de vigne sont valorisées pour produire un vin de garage. »