Entre la crise économique et le coronavirus, le monde de la création publicitaire et des médias, déjà fragilisé par la révolution numérique, appelle au secours. 

On voit de plus en plus de panneaux d'affichage vides sur les routes du Liban
On voit de plus en plus de panneaux d'affichage vides sur les routes du Liban
Du jamais-vu. Depuis le début de la crise au Liban, en novembre 2019, les investissements publicitaires ont baissé de l’ordre de 70 % en moyenne. « Tous les supports ont été affectés : la télévision a peut-être perdu 60 % de ses revenus publicitaires ; l’affichage et la presse beaucoup plus, jusqu’à 90-95 % », témoigne Mazen Moussallem, directeur général de Tree Ad, la régie publicitaire du groupe Level 5 Holding, installée à Beyrouth et dans la région. Même les budgets publicitaires sur internet, qui tirent le marché depuis quelques années, subissent une baisse de l’ordre de 12 %.

«Dans la région, les entreprises considèrent les investissements publicitaires comme une dépense. En période de crise, ce sont toujours les premières qu’elles coupent, les dernières qu’elles font redémarrer», explique Léna Choueiri-Nahas, vice-présidente du groupe Choueiri dont l’entité Pressmedia est la régie, entre autres, du Commerce du Levant. :

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Même constat chez les acteurs de la publicité extérieure, ce qu’on appelle en anglais le Out of Home Advertising. « Nous tournons avec 5 % des revenus que nous avions l’habitude de générer à cette période de l’année. Le quart des entreprises du secteur sont déjà en état de faillite virtuelle, et 30 à 35 % des salariés ont été licenciés », fait valoir le président du Syndicat des entreprises de la publicité extérieure au Liban et patron du réseau de Pikasso, Anthony Vincenti.

La survenue de l’épidémie de corona n’a fait qu’amplifier le désastre. «L’affichage avait légèrement repris des couleurs début mars grâce à des campagnes de chaînes de restauration et d’autres clients locaux, qui ont dû ensuite fermer sur décision du gouvernement. On a donc eu à nouveau de nombreuses annulations», déplore Mazen Moussallem.

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Parmi les annonceurs traditionnels à avoir déserté les panneaux d’affichage ou le petit écran, le secteur bancaire, qui représentait entre 20 et 30 % du marché avant la crise, et les concessionnaires automobiles. «Ils n’ont plus grand-chose à vendre», constate Georges Jabbour, le président du Syndicat des agences de publicité au Liban.

Pour Mazen Moussallem, banques et automobiles ne sont pas prêts de réserver à nouveau. «Je ne les vois pas revenir au niveau d’avant la crise avant au moins deux à cinq ans», affirme le patron de Tree Ad. «Tant qu’il n’y aura pas de décisions politiques claires, en particulier un plan de sortie de crise, les investissements publicitaires resteront quasi inexistants», lui fait écho Léna Choueiri-Nahas.

Les seuls à avoir repris un semblant d’activité sont les multinationales – on a vu, par exemple, réapparaître des campagnes d’affichage pour des marques de dentifrice – ainsi que quelques grands groupes industriels libanais. «Si on a tout arrêté au premier trimestre, on pense relancer quelques campagnes dans les mois à venir, mais dans une mesure plus restreinte, a priori avec un budget de 50 % de moins», confirme Nayef Kassatly, directeur du groupe Kassatly-Chtaura, qui détient entre autres les marques Freez ou Beirut Beer.

La disparition des annonceurs traditionnels a laissé la place à quelques nouveaux venus. Des campagnes pour des produits fabriqués par des sociétés libanaises comme les gels de douche Amatoury 114, les produits d’hygiène de la marque Cosmaline, ou encore les conserves Gardenia ont ainsi fleuri sur le bord des routes. «Toutefois, ce sont des campagnes ponctuelles, qui profitent de prix cassés», se lamente Georges Jabbour. «Le rapport entre nouveaux et anciens annonceurs est de cinq pour un», ajoute Mazen Moussallem. En clair, quand une banque mettait 50 000 dollars sur la table pour une publicité, un industriel, aujourd’hui, n’en sort guère plus de 10 000 dollars.

Difficile d’imaginer que tous les acteurs survivent à ce “tsunami”, comme le définit Georges Jabbour. «Il va y avoir une forme de sélection naturelle», prévient Mazen Moussallem. «On n’est pas dans un scénario où il s’agit de faire le dos rond et d’attendre que ça passe. La crise est systémique. Elle date de plus longtemps que la crise économique ou le corona», surenchérit Léna Choueiri-Nahas.

Le maître mot est donc l’adaptation à ces nouvelles conditions de marché. Une “adaptation” qui concerne en premier lieu le monde de la création et la diffusion publicitaire. «On a déjà commencé, rétorque Nada Abi Saleh, directrice de Leo Burnett à Beyrouth, une agence dont les revenus ont baissé d’environ 30 % depuis novembre. Nous avions entamé une restructuration de nos effectifs depuis deux ans environ pour accompagner la transformation numérique de notre métier. Aujourd’hui, on doit donc encore aller plus vite.»

Un nouvel ordre publicitaire

Le problème ? C’est qu’on ne sait pas très bien vers quoi tend cette mutation. Les agences font en effet face à ce qu’un cabinet d’analyse français a nommé un “nouvel ordre publicitaire” : leurs offres se retrouvent en concurrence avec des sociétés de conseil IT, l’environnement technologique change presque continuellement et les géants du web captent toute la valeur des campagnes… Sans oublier le fait que les grands clients internalisent de plus en plus ce qui faisait naguère l’apanage des agences (la création), des régies (achat d’espace), voire du planning médias, en recrutant une petite équipe d’indépendants pour travailler “in-house”.

«Les agences ne disparaîtront pas, mais de plus en plus les solutions technologiques vont permettre aux annonceurs de réaliser eux-mêmes plusieurs des missions de l’agence et à moindres frais», prophétise le président du syndicat, Georges Jabbour.

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Pour lui, le monde de la publicité «va vers une atomisation des métiers : les grands réseaux ne peuvent pas se maintenir. Je ne crois plus au modèle de l’agence intégrée, qui associe toutes les compétences. Il faut aller vers de petites structures, très agiles, très réactives, aux prestations moins onéreuses».

Dans ces conditions, quel rôle pourra bien jouer Beyrouth, qui a déjà perdu de son attrait au profit de Dubaï ? «Je pense que cela peut rester un hub dédié au social et au contenu», défend Nada Abi Saleh.

La crise des médias

En bout de chaîne, c’est une mutation presque à l’identique qui attend les médias, qu’il s’agisse de la presse quotidienne ou magazine et des télévisions. Là encore, les annonceurs lâchent les médias traditionnels pour aller communiquer sur les plates-formes mondiales comme Google, Amazon, YouTube ou Facebook, que ce soit sur le display (publicité en ligne hors moteurs de recherche) ou le social (publicité sur les réseaux sociaux).

Privés de financements, plusieurs titres ont annoncé depuis novembre mettre la clé sous la porte ou se limiter à la version numérique. «Toute la presse tâtonne, car elle fait face à une rupture fondamentale de son modèle d’origine, basé essentiellement sur la publicité», souligne Michel Helou, directeur exécutif du groupe de presse L’Orient-Le Jour, auquel appartient Le Commerce du Levant.

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Les médias audiovisuels ne sont pas mieux lotis : la domination du spot TV de 30 secondes, qui ciblait un public familial, est révolue. Et ce n’est pas un hasard si les chaînes locales cumulent des retards dans le paiement des salaires de leurs employés : elles sont tout simplement au bord du gouffre.

Pour autant, « les médias traditionnels ne sont pas morts », promet Michel Helou, pour qui une croissance des abonnements, couplée à une stratégie de diversification des revenus, pourrait répondre à l’assèchement publicitaire. De nouveaux médias en ligne naissent d’ailleurs, à l’image de Daraj ou de Mégaphone qui ont tous deux déjà gagné un succès d’estime. Si ces pures players, comme les médias traditionnels, ne semblent pas pour l’heure avoir trouvé la recette miracle en matière de revenus, ils n’oublient pas que sans communication le monde ne saurait exister.


Les professionnels en appellent au gouvernement

Face à une crise qui met en jeu la survie des entreprises et des emplois du secteur, l’ensemble des acteurs en appellent au gouvernement pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être. L’une de leurs premières demandes concerne l’élaboration et le vote d’une loi qui protège les médias du plagiat et respecte le droit d’auteur. « Il faut savoir que beaucoup de plates-formes reprennent les informations des médias sans leur accorder le crédit. Or, ce sont vers ces plates-formes, qui génèrent ainsi du trafic, et sur lesquelles la publicité va au détriment des médias d’origine », dénonce Mazen Moussallem, de Tree Ad. Seconde requête : que le ministère de l’Intérieur et des Municipalités accorde aux acteurs de la publicité extérieure une période de grâce pour le paiement des taxes et des redevances liées à la location des panneaux d’affichage.