Un article du Dossier

Les promesses de l'export

Oleksiy Mark/Shutterstock

À quelque chose malheur est bon. La crise que traverse le Liban aura au moins ouvert les yeux sur l’économie de production, en général, et sur l’exportation, en particulier. Même les hommes politiques, qui s’époumonaient à chanter le Liban pays d’importation, de services et d’émigration, ont changé de discours.

Cette crise est une opportunité pour corriger le déséquilibre structurel de l’économie, qui s’est longtemps traduit par une croissance sans emplois, et une dernière chance pour l’industrie libanaise, qui pourrait profiter du besoin en devises du pays pour obtenir le soutien nécessaire afin de se positionner sérieusement à l’international.

Quand on pense à l’exportation, on pense en effet à l’industrie et au lourd déficit de la balance commerciale (17 milliards de dollars en moyenne les dernières années), même s’il faut tenir compte aussi de l’exportation des services (les études, l’informatique, la musique, l’art, etc.).

Il faut relancer l’industrie libanaise, pas seulement à la faveur d’un besoin ponctuel. Ce secteur est essentiel pour créer des emplois et freiner l’immigration des jeunes, sachant qu’un emploi dans l’industrie représente un investissement moyen de 40 000 dollars contre près de deux millions de dollars pour un emploi dans la banque.

Lire aussi: Les promesses de l'export

Il est évident que plus une nation se développe, plus la part des services devient importante dans son PIB, mais dans les pays avancés la part absolue du secteur industriel ne s’est jamais réduite.

Si au départ, le développement de l’industrie au Liban s’est heurté à une volonté politique d’éviter les concentrations ouvrières susceptibles de sympathiser avec l’environnement socialiste d’avant-guerre, comme l’explique l’économiste Toufic Gaspard dans son livre “A Political Economy of Lebanon, 1948-2002”, l’économie de la rente a pris le relai dans les années 1990, ramenant la part de l’industrie dans le PIB de 15 % en 1975 à 3,5 % aujourd’hui.

Avec le retour de la paix, l’industrie aurait pu décoller n’était-ce la pratique des taux administrés et l’effet d’éviction qui s’en sont suivis ; l’abrogation des droits de douane préalable à l’accord d’association à l’Union européenne et l’introduction de la TVA qui ont mis la production locale à pied d’égalité avec l’importation, alors que la mise à niveau de l’industrie promise par l’accord d’association en 2000 n’a jamais rempli ses objectifs.

L’exportation est un long processus qui doit allier la demande à la productivité. Il y a pour chaque secteur une échelle de qualité et de prix à connaître et à respecter.

Au Liban, il y a peu de produits qui peuvent aujourd’hui soutenir la concurrence sur le marché international. Il y a, certes, des entreprises qui ont réussi et qui exportent dans des marchés niches ou dans la grande distribution, et répondent à la demande de nombreux pays. Si la plupart d’entre elles sont dans le moyen de gamme, certaines griffes se sont imposées aussi dans l’industrie du luxe. Mais elles ont toutes eu besoin du marché local, notamment pour atteindre leur productivité optimum. Or, la configuration actuelle est particulièrement difficile : les moyens financiers manquent et les producteurs n’ont pas un meilleur accès à leur marché local qu’à l’exportation. Le compte courant qui intègre la balance commerciale avec les services et le transfert des émigrés est déficitaire de 10 milliards de dollars en moyenne depuis 2016, déficit qui a motivé les ingénieries financières sans apporter un début de solution.

Il ne faut pas se faire d’illusions. La crise de liquidités ne peut être résolue sans une baisse des importations de 6 à 8 milliards de dollars. Mais si cette baisse n’est due qu’à une pénurie de devises et la hausse des prix qui en découle, comme c’est le cas actuellement, la livre tend à se déprécier, et l’industrie n’a la possibilité d’exporter que la moitié de son chiffre habituel grâce aux devises octroyées au cours artificiel de 1 515 livres le dollar par la BDL.

Pour freiner la spéculation et espérer l’ouverture de nouveaux crédits commerciaux, il faut repositionner la demande globale, en protégeant modérément les articles que l’industrie nationale offre ou qu’elle a intérêt à produire, tout en réduisant dans l’absolu la consommation de produits durables (électroménagers, voitures…). Dans beaucoup de secteurs, comme l’agroalimentaire ou le textile moyen de gamme par exemple, il ne faut pas grand-chose pour transférer la préférence à la production locale. Cette protection pourrait être appliquée pour une durée de 3 à 5 ans dans le cadre d’un plan industriel mis en place en collaboration avec l’Association des industriels ou les Chambres de commerce.

Il faudrait en parallèle restaurer les prérogatives du conseil supérieur des douanes et le charger d’exécuter ce plan dans les plus brefs délais, quitte à rectifier les déviations au fur et à mesure pour équilibrer la demande de dollars (importation) à l’offre (exportation, services, transferts).

Malheureusement les programmes de “réformes structurelles” optent en général pour l’ouverture, et le FMI ne s’embarrasse pas de ces détails. Reste à savoir si le gouvernement aura la possibilité d’arbitrer avant que la devise n’atteigne des niveaux extravagants et que le rêve industriel ne s’estompe à jamais.

Marketing et partenariats

Pour relancer les exportations, il faut aussi permettre au secteur privé de vendre mieux et se développer. Il y a un cycle immuable des achats dans le monde, il est saisonnier, et se réalise en général deux fois l’an. Les foires, les expositions, les délégations commerciales et les principales commandes obéissent à ce cycle. La décision d’achat est presque toujours collégiale dans les centrales d’achat, les grandes surfaces, les succursales, et les marques “maison”, qui intéressent particulièrement le producteur libanais, sont fidélisées à partir de circuits bien établis. Là s’applique la règle des trois saisons. À la première visite on est reçu poliment et on explique au fournisseur qu’il n’a aucune chance. À la deuxième visite on montre un certain intérêt, mais c’est la qualité qui n’est pas tout à fait au point, ou le prix trop élevé. Paradoxalement à partir de la troisième saison on reçoit des commandes, alors que ni la qualité ni le prix n’ont changé. Que s’est-il passé ? L’intérêt ou la situation d’un fournisseur, voire d’un pays, ont changé et vous êtes sur la liste de la centrale pour remplir le vide.

Cet effort marketing s’accompagne en général d’une recherche de partenariat. C’est la meilleure formule pour atteindre un seuil de productivité sans avoir à attendre les circonstances ou les moyens. Les partenariats se font souvent par investissement croisé : l’entreprise libanaise prend une participation dans une entreprise française et réciproquement. La fusion s’opère sans bourse déliée. Les partenaires doublent les lignes de production et les gammes de produits, en même temps que leurs marchés. Mais là encore, au lieu d’encourager de tels partenariats, le plan du gouvernement propose une hausse de la taxe sur la plus-value des actifs de 5 à 15 %, sachant qu’en l’absence d’intérêt il est rare de recourir à une réévaluation de l’actif et d’affronter un tel coût. Le gouvernement devrait au contraire réduire la taxe sur la plus-value dans le cas de fusion/acquisition avec une entreprise similaire ou complémentaire, locale ou étrangère.

Enfin, et c’est fondamental, il faut développer la concurrence, pilier de la productivité. Il y a une quinzaine d’années, une étude basée sur l’indice Herfindahl-Hirshman avait révélé un niveau de concentration élevé dans tous les secteurs commerciaux au Liban. Un avant-projet de loi sur la concurrence avait alors été préparé par le ministère de l’Économie, mais il n’a jamais été adopté.

Au-delà de la protection des marques, l’entrée et la sortie du monde des affaires relèvent du parcours du combattant, et l’administration facilite elle-même la formation d’oligopoles : les marchés publics sont attribués de gré à gré, les cahiers des charges sont élaborés sur mesure, des positions dominantes se sont développées dans la plupart des secteurs et nombre d’activités sont la chasse gardée de quelques politiciens ou leurs acolytes. Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de faveurs qu’on attribue à des proches, qui fournissent un bien ou un service à deux ou trois fois le coût normal, mais d’un mal qui ronge l’ensemble de l’économie et empêche son développement. 


Roger E. Khayat est conseiller économique auprès de la Chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture de Beyrouth et du Mont-Liban. Il est l’ancien président de la commission des politiques économiques du Conseil économique et social.

dans ce Dossier