À la tête de Kann Design, un éditeur de mobiliers contemporains, le trio libano-iranien fait du design une discipline simple et “facile à vivre”. Ils multiplient les lieux d’exposition et ciblent une clientèle haut de gamme.

 Ils ont à peine la trentaine. Les Libanais Houssam Kanaan et Rudy Bou Chebel ont pourtant fondé Kann Design à Paris en 2010 en compagnie de Meghedi Simonian, une Iranienne d’origine arménienne rencontrée en France.

«J’avais un projet en tête : je voulais créer ma propre maison d’édition de design», explique Houssam Kanaan, installé en France depuis le début de ses études supérieures.

Un financement pour jeunes entrepreneurs (50.000 euros) plus tard, voilà les Kann lancés. «Kann était mon projet de fin d’étude : j’avais le nom, le logo, la ligne… Tout était déjà là», dit Houssam Kanaan, qui peaufinait son obsession au sein de l’École de commerce de Paris (ESCP).

Un penchant pour le design scandinave

Un projet va accélérer leur mise sur orbite. Le trio réalise la création du mobilier du Très Honoré, une brasserie “bobo huppée” du 1er arrondissement de Paris.

«Dans notre business plan, on envisageait notre premier showroom trois ans plus tard. On l’a finalement ouvert au bout de quinze mois seulement.»

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Depuis, rien ne semble les arrêter, au point qu’on présente les Kann comme les petits génies du design français.

«Nous avons en commun un goût prononcé pour le design des années 1950-1960 et l’école scandinave», avoue encore Houssam Kanaan.

La dernière collection de Kann Design ajoute du métal au travail sur bois

Ils produisent 3.500 à 4.000 pièces par an, qu’ils envoient dans le monde entier.

À Beyrouth bien sûr, où on les retrouve depuis février 2017 chez White Walls, la boutique de mobiliers de Mar Mikhaël, mais également en Scandinavie ou en Allemagne. En tout, une quarantaine de boutiques référencent leurs créations.

«On a doublé notre chiffre d’affaires en 2017», reprend Houssam Kanaan.

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La pièce qui a le mieux marché ? La collection des banquettes Bi, moitié sofa, moitié lit, créées par Meghedi Simonian et vendue 1.900 euros (prix de départ).

2018 n’a rien changé à la poussée d’adrénaline qui leur court dans les veines : l’an dernier, l’équipe a inauguré un second showroom le long du canal Saint-Martin, dans le 10e arrondissement parisien.

À peine le champagne sabré, qu’ils ont en plus ouvert un café dans la même rue pour accueillir le public intéressé.

«Un moyen de mettre en scène nos collections.» Pour Kann, c’est une réinjection de 220.000 euros de capital, financés par emprunt bancaire.

Paris-Beit Chébab

«En 2019, on passe à la vitesse supérieure avec une dizaine de nouveaux meubles – contre trois ou quatre auparavant –, beaucoup de variations en termes de couleurs ou de choix de bois…»

Pour cela, les Kann collaborent avec les valeurs montantes du design et réalisent avec eux des œuvres impressionnantes comme le “food storage”, un garde-manger à l’allure rétro conçu par l’agence italienne Friday Project. Ou cette imposante bibliothèque, aux détails de laiton, imaginée par Karl Chucri et Rami Boushdid, les deux Libanais du Studio Caramel.

Avec eux, Kann sera même à Paris en janvier pour le Salon Maison et objet, puis plus tard à Milan pour leur première apparition au sein de La Mecque de design international.

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Le jeu est grisant, mais nos compères ne perdent pas le nord. «Je suis fils d’ébéniste», explique Houssam Kanaan.

Comme si ce pédigree de fils d’ouvrier valait tous les diplômes. C’est précisément l’originalité de Kann qui se joue dans ce lien revendiqué : l’éditeur parisien produit tout son mobilier dans un atelier perdu au fin fond du Metn, à Beit Chébab, le village de la famille Kanaan.

«Nous y avons tous grandi. Quand je rentre au Liban, ce n’est pas à Beyrouth que je traîne, mais au village.»

Avantage ? Avec Kann, les gens qui achètent sont quasi en contact direct avec des artisans. «Toute notre force commerciale repose sur ce principe. Tout est presque possible: ils peuvent changer le bois, la couleur. Le fait que notre atelier de fabrication soit une entreprise familiale basée au Liban favorise notre réactivité.»

Samer Kanaan avec son père, le "vrai" menuisier de la famille

Fondé par son père en 1958, l’atelier de menuiserie Kanaan vivotait depuis quelques années avant que la jeune génération ne retrousse ses manches.

«J’ai toujours eu conscience que le savoir-faire de mon père constituait un patrimoine – notre héritage – qu’il fallait préserver», avance Houssam Kanaan «Mon père a toujours été un technicien hors pair.

À l’époque, il travaillait pour le marché libanais avec cinq artisans dans un atelier installé quasi au cœur du village», se souvient Houssam Kanaan. Désormais, l’éditeur français Kann procure à l’atelier de menuiserie libanais 75% de son chiffre d’affaires.

«On vient tout juste de déménager dans un espace plus spacieux de 900 m2 et l’on construit une mezzanine pour s’agrandir encore», explique Samer Kanaan, frère de Houssam, qui a repris les commandes de l’atelier l’an passé, après… une longue carrière d’astrophysicien au Chili !

Pari osé

Les Kann mettent à la disposition de leur écurie de designers un atelier moderne – l’acquisition de l’espace et leur installation leur a coûté 100.000 dollars environ – désormais installé dans la zone industrielle de Bickfaya-Beit Chébab. Quelque 25 salariés y bossent à plein-temps.

«L’atelier commence même à travailler avec d’autres éditeurs français. Pour nous, c’est une vraie fierté.» D’autant que le marché du mobilier européen n’a rien d’évident : il est trusté par le Portugal, qui casse les prix, pour s’imposer aussi bien dans le design à destination des particuliers que dans la création de mobilier de boutiques.

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«Nos menuisiers sont payés 1.600 dollars quand c’est le salaire minimum qui s’impose au Portugal.»

À défaut de pouvoir rivaliser sur le prix, Kann se spécialise sur le service apporté. «Ce qui nous distingue, ce sont les finitions, le respect d’une certaine tradition. Et finalement la possibilité d’avoir un travail ultrapersonnalisé, ultramodifiable, très facilement. Nous sommes un éditeur et un fabricant à la fois. Dans notre métier, c’est rare…»

Des risques inhérents

L’éditeur rétribue les designers sur un pourcentage sur les ventes. «La création de prototypes demande beaucoup d’efforts, de temps et d’argent. Les pertes à cette occasion peuvent s’avérer importantes.»

Dans l’atelier, Riad, un ouvrier, s’échine sur le prototype d’un long sofa, dénommé Offset, aux formes arrondies. Œuvre de l’agence Atonce, derrière lequel se cache un duo franco-belge, c’est le quatrième prototype de ce canapé à l’arrondi difficile.

À quelques mètres, dans un autre atelier, un artisan indépendant finalise la première ébauche d’une suspension en résine qui rejoindra le catalogue Kann.

«Les artisans libanais ferment les uns après les autres. Trouver des débouchés pour leurs compétences est urgent et, pour nous, naturel.»

Derrière ce succès fulgurant se cache une entente sans faille. Les trois fondateurs se parlent dix fois par jour et partent même en vacances ensemble. Houssam Kanaan et Meghedi Simonian ont même fini par se marier. Ensemble, ils ont un enfant, Solal.

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«La force de notre structure, c’est de se répartir les tâches», détaille Houssam Kanaan. Houssam est la tête commerciale, Meghedi la créative et Rudy le visuel. Sans oublier, Samer, l’astrophysicien, aujourd’hui chef de l’atelier de Beit Chébab.

Dans un marché des galeries de design contemporain globalement déprimé, la bande des Kann incarne une nouvelle voie, à la fois moderne et artisanale, en phase avec l’époque.