Le président du Creal alerte l’opinion publique sur les risques de pénurie alimentaire cette année et, surtout, l'année prochaine. Pour lui, si rien n’est fait, le pays pourrait connaître des situations de famine, que les initiatives pour remettre les Libanais au jardinage ne régleront pas. 


Pour Riad Saadé, PDG du Creal, l’État n’a toujours pas pris la mesure de la détresse des Libanais.
Pour Riad Saadé, PDG du Creal, l’État n’a toujours pas pris la mesure de la détresse des Libanais. Photo : Gregory Demarque

Dans une tribune au “Washington Post”, publiée courant mai, le Premier ministre a alerté l’opinion mondiale sur les risques de famine au Liban, affirmant que nous aurions de graves pénuries agricoles. Qu’en est-il, selon vous ?

Cette année, la production agricole s’annonce en net recul. Les superficies plantées ont été réduites faute d’accès aux crédits finançant l’achat des semences, des engrais et des pesticides. À cela s’ajoutent une baisse des rendements et de la qualité, liée à l’emploi d’intrants de moindre qualité, les exploitants rognant sur leurs coûts. Pour 2020, les équipes du Creal estiment que la baisse de la valeur de la production agricole en 2020 sera d’environ 40% par rapport à 2019. Le PIB agricole ne devrait pas dépasser 1,2 milliard de dollars en 2020.

À titre d’exemple, le revenu généré par ce que nous appelons les “grandes cultures”, c’est-à-dire les céréales, la pomme de terre, les oignons... n’excédera pas 58 millions de dollars contre 181 millions en 2018. Cette situation va inévitablement créer des manques dans la chaîne d’approvisionnement, alors que la balance commerciale alimentaire – qui concerne les produits agricoles après leur transformation industrielle – est déjà déficitaire de près de 80% en temps normal. Toutefois, je ne pense pas qu’il n’y aura pas de pénurie de produits agricoles en 2020. Si c’était le cas, elle devrait être compensée par la production syrienne.

Et pour 2021 ?

C’est une grande question ! Encore une fois, impossible d’apporter une réponse assurée faute de statistiques fiables et complètes disponibles. Ce que je peux dire, en m’appuyant sur les enquêtes de terrain du Creal, c’est qu’au niveau de la production, les agriculteurs vont encore planter moins en 2021. Pour cause, des moyens financiers très réduits, des manques au niveau des intrants et, enfin, de l’éternelle absence du soutien de l'État. La pénurie de produits agricoles risque donc, cette fois, d’être réellement importante. Une détérioration de la situation en Syrie pourrait nous faire basculer dans un scénario catastrophe.

Qu’entendez-vous par là ?

Sur le plan économique, le Liban et la Syrie vivent une “relation de symbiose”. La Syrie a toujours écoulé une partie de sa production agricole au Liban. Même aux jours les plus durs de la guerre, les producteurs ont continué d’envoyer leurs surplus agricoles au Liban, ne serait-ce que pour avoir accès à des devises. Il y a encore quelques mois, j’aurai donc estimé qu’il n’y avait pas de raison d’être inquiet outre mesure : la Syrie pourvoirait vraisemblablement à la pénurie prévue au Liban pour 2021. Mais aujourd’hui, l’économie de notre voisin est dans un tel état que le doute est permis.

D’autant que si les autorités libanaises mettaient un terme à la contrebande du fuel subventionné, elles priveraient les agriculteurs syriens du fuel nécessaire à faire tourner leurs pompes d’irrigation et leurs équipements. Ceci compromettrait le peu qui subsiste de l’agriculture syrienne. De là à ne plus être en mesure de pourvoir les marchés libanais ? C’est une hypothèse qu’il faut envisager très sérieusement en matière de sécurité alimentaire.

En Europe, la crise du Covid-19 a conduit certains à interroger leur mode de consommation : manger moins, plus sain, plus local. Un tel courant serait-il possible au Liban ?

Les données sont différentes au Liban où la crise économique paupérise une importante partie de la population. On parle de plus de 50% de la population libanaise qui basculerait sous le seuil de pauvreté avec la crise ; certains évoquant même le chiffre de 75%... Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire pour les classes moyennes ou aisées, ce qui va se passer, c’est un retour forcé vers un régime alimentaire frugal, proche de celui de nos ancêtres. Revenir au régime alimentaire méditerranéen ancien, dans lequel la viande était quasi inexistante et où étaient privilégiées céréales et légumineuses, n’est pas une mauvaise chose, selon moi. Cela pourrait améliorer la santé et, qui sait, l’espérance de vie des Libanais.

Mais si la frugalité est un mode choisi, la faim, elle, est toujours subie. Or, les Libanais n’ont déjà plus les moyens d’acheter de quoi manger compte tenu de l’inflation galopante, de la dépréciation de la monnaie nationale et du chômage. Pourtant, il ne semble pas que l’État ait pris la mesure de leur détresse : il laisse encore le traitement de cette grave situation sociale aux partis politiques ou aux organisations caritatives.

Pour éviter que la faim s’installe, des initiatives fleurissent, qui visent à remettre les Libanais au jardinage en espérant leur procurer un moyen d’autosubsistance. Qu’en pensez-vous ?

Toute initiative, qui contribue à remettre l’homme en rapport avec la nature, est intéressante. Mais ce n’est certainement pas ce qui va résoudre notre problème de sécurité alimentaire ! De fait, la plupart de ces initiatives ne changeront rien à ce problème, duquel l’État est responsable et seul à pouvoir – et à devoir – y répondre. Croire qu’il pourrait en être autrement, c’est ignorer la nature même du travail agricole, qui est extrêmement exigeant, ingrat et pénible. Penser que des citadins vont réussir à cultiver des concombres parce qu’on leur a donné des plants et une vague formation est risible. Les quelques personnes qui réussiront à cultiver leur potager auront recours à des concierges syriens, qui eux ont encore souvent des notions agricoles. Dans les villages, en revanche, ces initiatives pourraient assurer une autoconsommation alimentaire, mais sans nécessairement encore aboutir à l’autosuffisance. Amal et Hezbollah ont démarré des programmes en ce sens il y a plusieurs mois dans les régions où ils dominent ; l’Église maronite vient de s’y mettre dans le Nord et dans le Kesrouan… Mais, là encore, il ne faut pas se leurrer : ce que l’on plante, ce sont des tomates, des pommes de terre, des salades, des courgettes… cela représente 10 à 15% de nos besoins alimentaires. Il manque toujours l’essentiel : les céréales, les légumineuses, la viande.

Avec la crise, de plus en plus de Libanais rentrent dans leurs villages. Pensez-vous que le Liban puisse s’appuyer sur ce mouvement d’exode pour imaginer un autre monde rural ?

Selon les projections de l’Organisation des Nations unies, les deux tiers de l’humanité habiteront en ville d’ici à 2050. Ce mode de vie, imposé par le système économique libéral en place, a été sérieusement remis en cause par la crise sanitaire. Presque partout dans le monde, on s’est interrogés sur le “mirage métropolitain” qui voulait que la croissance économique, voire le bonheur des individus, soit seulement possible dans les villes. Grâce à la pandémie, nous sommes de plus en plus nombreux à mettre en cause cette vision. Au Liban, où l’urbain a été privilégié et l’agriculture marginalisée, pareille évolution est-elle envisageable ? Pour moi, elle est, en tous les cas, infiniment souhaitable afin de redonner au pays un équilibre social durement secoué par la guerre et, surtout, par trente années de “reconstruction”, qui ont détruit en réalité le tissu social de notre société. Mais encore faut-il définir ce “monde rural”. Aux côtés de l’activité agricole nécessaire à la sécurité alimentaire du pays, on pourrait ainsi envisager de développer l’écotourisme, les industries agroalimentaires, les industries légères non polluantes et même des entreprises que l’informatisation libérerait de l’impératif d’être présentes en ville. En cela, la crise actuelle nous invite à une révision du plan d’aménagement du territoire libanais de 2010, qui avait omis la dimension rurale. Une exploitation optimale et équilibrée des ressources du pays permettrait le développement des campagnes dotées des infrastructures nécessaires pour y vivre et y travailler. Dans ces conditions, et alors que l’on vit une crise sans précédent, le retour à la terre pourrait peut-être être plus qu’une simple planche de salut pour les Libanais.  

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