Un article du Dossier

État des lieux de la presse libanaise

Le Commerce du Levant a décidé d’enquêter sur la situation de la presse libanaise lorsque l’Association mondiale des journaux et le Forum des éditeurs, la WAN et l’IFRA, ont annoncé que leur congrès annuel se tiendrait au Liban en juin 2010. Notre dossier spécial était censé accompagner cet événement d’envergure internationale. À la mi-mai, an-Nahar, hôte de l’événement, a annoncé qu’il n’a pas pu lever les fonds nécessaires à l’organisation du congrès qui est donc annulé. La presse libanaise jouit d’une excellente réputation à l’étranger : elle est la seule presse de la région à être libre et indépendante, la censure officielle est quasi inexistante, elle compte des journalistes professionnels et critiques, elle représente les diverses opinions de la population… Dans un environnement moyen-oriental dominé par une presse censurée, voire muselée, le Liban fait figure d’exception. Mais la réalité est un peu plus complexe, notamment sur le plan économique : si la presse libanaise jouit en effet d’une liberté de ton inégalée dans la région, sa dépendance envers ses sources de financements, en grande partie politiques, l’empêche souvent de faire son travail d’information et d’investigation de manière objective. Et le fait même que la loi prévoit, dans certains cas sujets à interprétation, des peines de prison à l’encontre des journalistes réduit sérieusement leur liberté d’expression.

Les grands noms de la presse quotidienne libanaise sont connus de tous: an-Nahar, As-Safir, al-Diyar, al-Anwar, al-Akhbar, al-Moustaqbal, al-Balad, tous rédigés en arabe (bien que ce dernier ait également une version française) ; L’Orient-Le Jour en français et le Daily Star en anglais. Soit une dizaine de quotidiens qui se partagent le lectorat libanais évalué à près de 1,5 million de personnes par Ipsos. Pourtant, le ministère de l’Information recense vingt quotidiens au Liban, en majorité imprimés à Beyrouth. Mais certains ont une distribution quasi confidentielle ; d’autres ne paraissent qu’épisodiquement pour pouvoir conserver leur licence ; au total, on estime donc à 14 le nombre de titres quotidiens actifs libanais, sans compter les titres régionaux et les titres arméniens.

Une scène petite et saturée

Quatorze quotidiens pour quatre millions d’habitants : « Ça fait beaucoup », souligne Naji Boulos, de l’agence média Memac Ogilvy. Un sentiment validé par une étude du cabinet de conseil Value Partners et de la compagnie média Zenith Optmedia, qui recense 4,8 titres par million d’habitants au Liban, bien au-dessus de la concentration moyenne de 1,1 titre par million d’habitants dans le monde arabe. Au sein de celui-ci, le Liban n’est devancé dans ce classement que par le Bahreïn (15,2), le Qatar (10,9) et le Koweït (8,9). Ces chiffres, même modérés par le niveau d’alphabétisme de chaque pays, prouvent que le Liban est un marché relativement saturé en termes de presse quotidienne. 

D’autant plus que le marché libanais est petit. Quatre millions d’habitants, sur un total de 250 millions pour la région, cela représente 1,6 % du marché arabe. Une autre étude, du cabinet de conseil Booz & Co., souligne qu’au Liban il existe 265 000 lecteurs potentiels (de plus de 10 ans) par titre ; à comparer avec 316 000 aux Émirats, 800 000 en Arabie et 1,5 million en Égypte.

La source d’information préférée des Libanais

La bonne nouvelle est que les journaux sont la source préférée d’information au Liban, avec 46 % des personnes interrogées par Value Partners et Zenith Optimedia qui les citent comme unique source d’information. Mais Internet commence à gagner du terrain, avec 35 % des sondés qui lisent les informations en ligne, et 11 % qui préfèrent même la version web à la version papier. La même étude fait ressortir le fait que le lecteur libanais s’intéresse particulièrement aux nouvelles politiques : près de 72 % des sondés affirment que la section politique du journal est celle qu’ils lisent le plus ; et 56 % affirment avoir une préférence pour les questions d’actualité. Ces pourcentages sont caractéristiques du marché libanais et sont bien plus élevés que dans le reste de la région. Le sport notamment, d’habitude sujet de prédilection des lecteurs masculins, cible première des quotidiens, n’arrive qu’en dernière position en termes de sujet favori, au même niveau que… l’économie ! 

Des journaux affiliés

La plupart des journaux libanais, de par l’histoire libanaise et la guerre civile, sont affiliés à des partis politiques dont ils reflètent le point de vue, et dont leur financement est tributaire. Les recettes publicitaires, traditionnelle source de revenus pour la presse dans le monde, ont en effet été affectées les dix dernières années par la situation économique, politique et sécuritaire du pays, et par la concurrence de nouveaux supports publicitaires ; quant aux ventes et aux abonnements, qui constituent l’autre source de revenus des quotidiens, ils sont limités en nombre par l’étroitesse du lectorat et sa fragmentation. Ce qui fait dire aux gens du métier que la presse libanaise n’est pas rentable, et n’a pas vocation à l’être. « Personne n’est là pour faire de l’argent ; les gens sont là pour exprimer leurs opinions et convaincre leurs lecteurs », souligne un expert du secteur qui souhaite garder l’anonymat. Et apparemment, les lecteurs libanais sont satisfaits de cette situation, malgré l’immobilisme qu’elle engendre : ils choisissent en effet leurs journaux en fonction de leurs affiliations et croyances politiques, selon l’étude de Value Parners et Zenith Optimedia. « Les Libanais aiment lire les opinions qu’ils partagent, remarque le même expert. Ils n’aiment pas remettre en question leurs idées politiques. » Booz & Co. a cependant relevé que les deux journaux les moins extrêmes dans leurs prises de position politique sont ceux qui bénéficient du lectorat le plus important.

Des chiffres de distribution opaques

C’est en tout cas l’analyse fournie par les spécialistes média de cette société de conseil en se basant sur les estimations d’Ipsos. Car les chiffres de circulation des quotidiens libanais ne sont pas audités, et chaque titre annonce sa propre circulation. Dire et écrire que les éditeurs gonflent les chiffres de leurs parutions revient à trahir un secret de polichinelle : toute la profession, les annonceurs compris, est sceptique face aux quantités affichées. L’étude ArabMedia du Arab Advisors Group estime que la circulation des quotidiens au Liban avoisine les 396 000 en 2009 et prévoit une augmentation de celle-ci, à 410 000 en 2013. Mais même ces chiffres sont accueillis avec réserve par la profession, qui les juge surévalués.  Des chiffres circulent sous le manteau dans le secteur, mais ils ne sont pas concordants. Certains avancent une circulation de plus de 30 000 exemplaires pour le Balad ; mais « celui-ci distribue beaucoup de copies gratuites », nuance un autre, qui estime que le Safir serait en tête des ventes avec 10 000 exemplaires vendus ; d’autres encore pensent que le Nahar conserve sa position dominante, malgré sa restructuration de l’automne 2009, où il a licencié 20 % de ses effectifs dans le but de réduire son déficit chronique. Quoi qu’il en soit, ces estimations, bien que diverses, font apparaître une circulation basse et surtout fragmentée, représentative du communautarisme libanais. « Chaque communauté a son quotidien de prédilection ; on pourrait dessiner la carte politique du Liban avec les chiffres de distribution de la presse », s’amuse Jamale Rassi, directrice générale d’AdLine.

Caractéristiques des principaux quotidiens libanais

La société de conseil Booz & Co. a mené en 2009 une étude sur les principaux quotidiens libanais arabes. Il en ressort quelques traits caractéristiques-clés :

• Les articles d’opinion constituent entre 12 % et 20 % de la partie politique des journaux.

• Dans les parties régionale et internationale, 30 à 60 % des articles sont des reprises de nouvelles d’agence ; pourcentage plus élevé pour le Balad et moins élevé pour le Nahar.

• Les pages économie sont davantage axées sur la macroéconomie que sur les informations concernant les entreprises.

• Les pages sport sont les plus imagées ; la moitié de l’espace est réservé au sport local ; l’autre moitié au sport international.

Melhem Karam tire sa révérence

Le président du syndicat des rédacteurs, Melhem Karam, est décédé samedi 22 mai d’une crise cardiaque à l’âge de 78 ans.

Né à Deir el-Qamar en 1932, Melhem Karam a fait ses études secondaires à l’école de La Sagesse, avant de poursuivre des études de droit à l’Université Saint-Joseph et à l’Université libanaise. Il se lance très tôt dans la vie syndicale, en créant et présidant l’union des élèves du secondaire et l’union des étudiants universitaires.

Fils de Karam Melhem Karam, fondateur de la maison d’édition Alf Layla ou Layla, il se lance rapidement dans une carrière journalistique. En 1961, il devient le premier président du syndicat des rédacteurs, à la tête duquel il a été systématiquement reconduit tous les trois ans.

Depuis 1977, il occupait également le poste de vice-président de la Fédération des journalistes arabes, qu’il a contribuée à fonder. Et il était rédacteur en chef de la revue Hawadeth, du quotidien al-Bayraq et des magazines La Revue du Liban et Monday Morning, toutes des éditions de la maison Alf Layla ou Layla dont il était le directeur général.

Des syndicats sclérosés

Il existe au Liban deux syndicats de la presse définis par la loi de 1962 : l’ordre de la presse qui regroupe les propriétaires de journaux ; et le syndicat des rédacteurs qui regroupe les journalistes. Ce dernier insiste cependant pour se faire appeler l’ordre des rédacteurs.

Les deux syndicats souffrent d’un immobilisme administratif qui entrave leur bon fonctionnement. La preuve la plus flagrante en est la longévité à leur tête de leurs présidents respectifs : Melhem Karam, qui vient de décéder, présidait le syndicat des rédacteurs depuis 49 ans ; et Mohammad Baalbaki, président de l’ordre de la presse, est en poste depuis… plus de 30 ans. Des sources internes affirment que des élections ont bien lieu à chaque fin de mandat ; mais que les deux candidats n’ont pas d’opposants. Une des explications avancées pour justifier cette paralysie est l’absence de vie syndicale régulière : les réunions seraient rares, voire inexistantes, les commissions créées ne se rencontreraient pas, etc.

Cette paralysie affecte également le taux de syndication de la profession : la majorité des journalistes, surtout les jeunes, ne sont pas syndiqués, et donc n’ont pas de carte de presse. D’un côté, ils ne voient pas l’intérêt de se syndiquer ; d’un autre côté, même s’ils en font la demande, celle-ci n’aboutit pas toujours. Un journaliste qui avait présenté son dossier au syndicat des rédacteurs il y a plus de sept ans, attend toujours une réponse. Ce que dément vigoureusement le syndicat, en suggérant que son dossier ne devait pas être complet.  En revanche, certains vieux journalistes qui n’exercent plus depuis longtemps sont toujours inscrits.

Enfin, pour l’anecdote, « il est amusant de constater que Melhem Karam, qui était propriétaire de divers journaux, présidait le syndicat des rédacteurs, alors que Mohammad Baalbaki, qui est censé être propriétaire, ne l’est plus depuis longtemps », relève un journaliste.

Liberté de la presse de RSF : le Liban 61e, après le Koweït

D’après l’organisation Reporters sans frontières, qui milite pour la liberté de la presse dans le monde, le Liban se place 61e sur 175 pays en termes de liberté de la presse en 2009. 

La position du Liban ne cesse de s’améliorer depuis 2005, année de l’assassinat des journalistes Gebran Tuéni et Samir Kassir. L’organisation internationale note que « si la presse libanaise continue de jouir d’une liberté de ton rarement égalée dans la région, les pressions politiques tendent à la fragiliser. À la veille de l’échéance électorale de juin 2009, les pressions ont redoublé ». C’est ce que confirme le rapport du SKeyes Center (Samir Kassir Eyes Center) pour 2009, qui recense six agressions de journalistes en 2009, dont la majorité a eu lieu avant les élections législatives de juin.  

Ces pressions ont fait qu’au Moyen-Orient, le Liban se classe en deuxième position, juste après le Koweït (60e) et bien avant les Émirats arabes unis (86e). L’Égypte et la Syrie voisines font figure de mauvais élèves dans la région, à la 143e et 165e places du classement respectivement.


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