Un article du Dossier

État des lieux de la presse libanaise

La presse libanaise est régie par la loi de 1962, modifiée en 1977 dans sa partie relative à la censure et aux infractions. Désuète, inadaptée et floue, la loi laisse la porte ouverte à toutes les interprétations et des pans entiers n’en sont pas, ou très peu, appliqués.

La presse libanaise est réglementée en grande partie par la loi du 14 septembre 1962 sur les imprimés. Cette loi, à l’image de la loi française dont elle est inspirée, régit l’imprimerie, les maisons d’édition, les librairies, les publications ordinaires (livres, brochures, etc.) et les publications de presse (journaux, magasines, revues, etc.). Elle ne concerne que la presse écrite ; la presse audiovisuelle dépend, quant à elle, de la loi 382 de 1994 ; et la presse sur Internet… ne dépend d’aucune loi. « L’objectif d’une loi sur la presse, explique Michel Kadige, avocat à la Cour et professeur en droit des médias à l’USJ, est d’encadrer le fonctionnement de la profession et d’en sanctionner les abus. »

La loi de 1962 définit donc la publication de presse, le statut de journaliste, elle instaure les syndicats de la presse et elle réglemente les délits de presse.

La publication de presse est définie comme étant une publication périodique, nécessitant une licence, politique et apolitique. « L’une des spécificités de la loi libanaise, s’amuse Kadige, est qu’un quotidien ne peut être que politique. » Inutile donc de chercher l’équivalent de L’Équipe, le quotidien sportif français, au Liban, il n’existe pas.

Licence et nationalité libanaise obligatoires

Toute publication de presse doit obtenir une licence, délivrée par le ministère de l’Information et publiée au Journal Officiel, dont les conditions varient en fonction du statut du propriétaire. Sa caractéristique principale est de maintenir la propriété des parutions dans les mains de Libanais, que ce  soient des personnes physiques ou morales. À noter que  si le prince saoudien al-Walid ben Talal est au capital de plusieurs titres libanais, dont le Nahar, c’est parce qu’il a la nationalité libanaise, via sa mère Mona el-Solh, fille de l’ancien Premier ministre libanais Riad el-Solh. 

Une fois la licence obtenue, la parution doit respecter diverses obligations, dont celle de paraître, de publier certains renseignements (communément appelés l’ours) et de déposer des copies de ses tirages au parquet du lieu de parution, au ministère de l’Information, à la Bibliothèque nationale et à l’ordre de la presse. Ce dernier point est rarement respecté par les différents titres libanais.  Dans l’immense majorité des cas, ils contournent également l’esprit de la loi concernant l’obligation de nommer un directeur responsable devant les tribunaux : un simple journaliste, voire un “sous-fifre”, est désigné au lieu du rédacteur en chef. « Il faut bien protéger la parution en cas de problème », justifie le directeur d’un journal.

Si jamais la publication ne paraît pas trois mois de suite, la licence est retirée, sauf dérogation spéciale du ministre. « Dans la pratique, beaucoup de journaux se contentent de sortir un ou deux titres par an, pour pouvoir garder leur licence », affirme Tarek Mitri, le ministre de l’Information.

Un nombre limité de parutions politiques

Si le nombre de parutions apolitiques est illimité, celui des parutions politiques a, quant à lui, été limité avant la loi de 62 par le décret-loi n° 74 du 13 avril 1953. « Avant ce décret, la scène de la presse libanaise comptait près de 400 publications, politiques et apolitiques », souligne Mohammad Baalbaki, président de l’ordre de la presse. Le décret-loi de 1953 a prévu de ramener le nombre de quotidiens politiques à 25, dont au moins 15 en langue arabe, et le nombre de périodiques politiques à 20, dont au moins 12 en arabe. Il a été abrogé en 1983, avant d’être remis en vigueur en 1985. En vertu de ce décret, toute personne souhaitant lancer un nouveau quotidien sous un nouveau nom doit racheter deux licences en vigueur.

Cette mesure a eu pour effet de faire grimper le prix des licences actives, et les rumeurs les plus folles circulent à ce propos : on parle de centaines de milliers de dollars. Il y aurait aujourd’hui, selon le ministère de l’Information, 60 licences de quotidiens, 46 licences d’hebdomadaires politiques et 4 licences de mensuels politiques, soit 110 licences pour des parutions politiques au total.

Quoi qu’il en soit, le nombre de parutions a chuté : le ministère fait état de 20 quotidiens et 20 périodiques politiques en activité, sans compter les journaux arméniens et régionaux. Mais certains quotidiens sont à distribution confidentielle (comme al-Bariq, produit par le syndicat des rédacteurs) ; et d’autres ne paraissent qu’occasionnellement pour conserver leurs licences. C’est pourquoi diverses études et divers rapports font état de 14 quotidiens libanais en 2009. 

Le métier de journaliste : une définition floue et dépassée

La loi de 1962 définit le métier de journaliste comme : « La rédaction, la correction, la fourniture de nouvelles, traductions, enquêtes et de toutes autres matières journalistiques, y compris les photos et dessins. » Le journaliste doit être de nationalité libanaise, âgé de plus de 21 ans, jouissant de ses droits civils et politiques, détenteur du bac deuxième partie au moins, ayant effectué un stage en journalisme de quatre ans, s’il n’est titulaire que du bac, et d’un an seulement s’il est détenteur d’une licence. Les détenteurs d’une licence de journalisme de l’Université libanaise ont droit à un traitement de faveur : ils sont dispensés de stage. Le journaliste doit avoir pris le journalisme pour profession et source de revenu, et exercer le journalisme de manière effective et exclusive. « Cela n’inclut pas l’enseignement, précise Kadije, qui dans le code civil libanais est défini comme une mission. » Le journaliste bénéficie d’un statut juridique à part, qui lui donne accès à certains événements, et lui procure des réductions sur sa facture de téléphone et sur la taxe municipale.

Des syndicats pas représentatifs

« Le flou de la législation laisse aux syndicats de la presse la liberté de décider qui répond aux critères pour devenir journaliste », analyse l’avocat. Ces syndicats sont au nombre de deux, tels que définis par la loi de 1962 : l’ordre de la presse (qui regroupe les propriétaires de journaux) et le syndicat des rédacteurs (qui regroupe les journalistes). Les deux se réunissent sous la  Haute Autorité de la presse, dont le président est celui de l’ordre de la presse, à savoir Mohammad Baalbaki.

Dans la pratique, très peu de personnes qui exercent le métier de journalistes au Liban sont officiellement reconnues en tant que tels, en raison des lourdeurs administratives qui entravent le bon fonctionnement des deux entités. « Ce dysfonctionnement est problématique, car la profession n’est pas représentée », estime un journaliste. Les licenciements du Nahar de l’automne 2009 ont été l’occasion pour la presse de dénoncer le peu de protection que les syndicats lui assuraient ; et, plus récemment, le nouveau projet de loi sur la presse qui est en cours d’élaboration a été soumis pour consultation aux syndicats qui non seulement « ne représentent pas grand monde », pour reprendre les termes des gens du métier, mais qui en plus n’ont pas répondu. 

Censure  et infractions 

Et pourtant le nouveau projet de loi aurait valu la peine d’être débattu, ne serait-ce que sur la partie – sensible – relative aux délits de presse. À  l’origine, la loi de 1962 abordait le sujet de la censure ; mais cette partie a été remplacée en 1977 par le décret-loi n° 104, modifié en 1994, qui  abolit le terme de censure et ne mentionne plus que les infractions et les délits de presse. « Il existe cependant une possibilité de censure via le Conseil des ministres en cas de danger majeur », précise Kadige.

Les délits de presse reconnus par la loi sont la publication d’informations pouvant provoquer des dissensions confessionnelles et l’atteinte à l’honneur des présidents, et ce même si l’accusation est correcte. Le flou de la loi laisse la marge à l’interprétation et l’État peut parfois décider lui-même ce qui met en danger l’intérêt national ; ce qui est contraire à la liberté de presse telle que reconnue dans le monde.

Mais Michel Kadige tempère : « Partout dans le monde, la législation est assez floue, c’est l’interprétation faite de la loi dans son application par les tribunaux qui fournit la garantie de sa justesse. Le problème au Liban c’est que la jurisprudence est mal publiée. » En théorie, les journalistes reconnus coupables de délit de presse sont soumis à une amende et/ou à de la prison. Dans la pratique, les peines de prison sont commuées en amendes et celles-ci sont négociées au cas par cas. Mais un cas récent, relativement passé inaperçu, illustre parfaitement le triple problème lié au caractère flou de la loi, à l’absence de jurisprudence claire et à l’interprétation possible qui en découle : le journaliste Farès Khachan a été condamné au début du mois de mai par un tribunal libanais à un mois de prison ferme pour diffamation envers l’ancien président de la République Émile Lahoud : il avait rapporté dans al-Moustaqbal les propos de Johnny Abdo, ancien chef des renseignements, qui selon le Financial Times accusait Lahoud de partialité politique, contraire à la Constitution.

« Pourquoi Khachan a-t-il été condamné à de la prison alors que d’autres journalistes dans des cas similaires n’ont écopé que d’amendes ? » s’interroge une personne du métier. Khachan, qui est en dehors du pays à l’heure actuelle, peut encore faire appel. Le Moustaqbal a, quant à lui, été condamné à une amende.

L’autocensure, pratique courante dans la profession

Les sources divergent quant au nombre de procès en cours contre des journalistes et contre des organes de presse : certains affirment que les dossiers s’amoncellent devant les tribunaux ; d’autres minimisent leur nombre. Mais lorsqu’on demande aux rédacteurs en chef de la place libanaise comment ils gèrent ce risque, un mot revient sur toutes les bouches : « Autocensure. » Pratique largement répandue dans la profession, elle permet d’éviter un grand nombre de problèmes causés par le très vaste champ d’interprétation de la loi. Certains sujets sont tabous et tout le monde le sait. Un journaliste libanais rapporte par exemple dans le Financial Times qu’il a plusieurs fois proposé des sujets dénonçant la corruption de certains hauts gradés, et que tous ont été refusés par sa rédaction en chef. Cette situation d’autocensure risque de perdurer tant qu’un journaliste sera passible de prison pour avoir fait son devoir. D’où l’importance de revoir la loi qui régit la profession.


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